Sur le bonheur

Partons du principe que le bonheur ressenti par une personne, quelle que soit sa définition précise, est une valeur quantifiable et comparable, relativement à une valeur repère. Considérons, par simplicité, cette valeur repère comme étant 0, défini comme le bonheur ressenti par un être humain après son décès (et à d’autres potentiels moments, qui peuvent même aller en-deça).

Nous nous intéressons ici à sa valeur relative et son évolution, et ne lui donnerons donc ni unité, ni valeur numérique absolue. Nous ne nous intéressons en effet pas à la comparaison du bonheur de plusieurs individus, mais à l’évolution du bonheur d’une seule et même personne au cours de sa vie. Prenons ici l’exemple de Tom.

Soit, donc, H(t) la fonction continue donnant la valeur du bonheur de Tom en fonction du temps.

Exemple aléatoire d’une fonction H(t) donnant le bonheur de Tom en fonction du temps. Les valeurs absolues ne sont qu’indiquées pour montrer la possibilité pour la fonction H de prendre des valeurs négatives.

Un bonheur découpé

Imaginons qu’au moment T0, le bonheur de Tom, H(T0), puisse être découpé en 3 sous-parties :

H(T0) = A(T0) + B(T0) + C(T0),

  • A(t) représentant la partie du bonheur en t lié aux choix et faits du passé,
  • B(t) représentant la partie du bonheur en t lié aux choix et faits du moment présent (défini dans l’intervalle [t-e;t+e]),
  • C(t) représentant la partie du bonheur en t lié aux perspectives futures de Tom au moment t.

Concrètement, nous pouvons en effet imaginer que le bonheur de Tom à un moment donné, H(T0), soit influencé par :

  • Le fait d’avoir été aider des personnes démunies l’année passée, qui participe à A(T0);
  • Le plaisir du repas entre amis auquel il est actuellement, qui participe à B(T0);
  • La perspective de son premier boulot en tant qu’avocat à la fin de ses études dans 2 ans, qui participe à C(T0);

La définition précise de ce qui impacte ces 3 sous-fonctions est notre première grande difficulté. Nous y reviendrons.

Grande surface

Dans nos sociétés, il est commun d’entendre qu’il faut préparer l’avenir, particulièrement au début de notre vie. Il faut cotiser pour sa pension, étudier pour obtenir un “bon” métier, faire des enfants, … Dans notre formalisme, il nous est donc dit qu’il est, à certains moments, important voire nécessaire de sacrifier H(T0) pour influer positivement sur H(t), t>T0. Qu’il faut, en quelque sorte, transférer de la valeur entre B et C, dans un sens puis, c’est l’idée, une plus grande valeur dans l’autre. Qu’il faut faire des choix pour en récolter les fruits plus tard. Que donc, sur un long laps de temps (la vie par exemple), le scénario 1 (“sacrifice”) donne un bonheur total plus important que dans le scénario 2 ou le plaisir immédiat (en B) est privilégié. Mathématiquement, que :

Maximiser l’intégrale de la fonction H sur la période T permet d’obtenir une valeur plus importante que prendre l’intégrale de la maximisation “indépendante” de chaque instant de la même période T.

Avec des contraintes évolutives qui limitent évidemment ces maximisations selon les circonstances.

Illustration de l’intégrale de la fonction H(t), donnant le bonheur cumulé sur une période donnée.

Cela semble être une hypothèse valable, étant donné que des actions étendues sur une faible période de temps (quelques années ou moins) qui ont un impact sur le futur ont la capacité d’influer sur un grand nombre de B(T0+x), comparativement à leur effet négatif sur A(T0+x) et B(T0), et positif sur C(T0).

Se posent donc ici nos deuxième et troisième grandes difficultés, sur lesquelles nous reviendrons également :

  • Quelles sont les valeurs relatives de A, B et C ?
  • Comment s’opèrent les transferts entre A, B et C ?

A, B, C, aussi simple que ça ?

Essayons de définir succinctement nos 3 sous-fonctions A, B et C. Pour bien comprendre, il faut se souvenir que ces 3 fonctions du temps participent toutes 3 au bonheur au même temps t : H(t) = A(t) + B(t) + C(t). Mais, pour A et C, leur valeur en un temps particulier T dépend d’un grand nombre de moments différents. En effet, par exemple, la valeur A(T) dépendant de faits passés, elle est susceptible d’être impacté par tout ce qui s’est passé entre t=0 et t=T-e. En approximation, nous pouvons donc définir A(t) et C(t) comme des fonctions somme d’un grand nombre de variables, chacune d’entre elles représentant la valeur en t du bonheur lié à un moment (passé ou futur) particulier :

A(t) = a0(t) + b0(t) + c0(t) + …

C(t) = a1(t) + b1(t) + c1(t) + …

Sans s’éterniser sur cette définition précise, il est important de souligner que nous sommes obligés de définir les éléments a0, a1, b0, … comme des variables également dépendantes du temps. En effet, il semble évident que la valeur du bonheur au temps T d’un aspect passé ou d’une perspective future dépend non seulement de l’aspect lui-même, mais également de la distance temporelle qui le sépare du temps T. Concrètement, nous avons tous vécu la baisse de bonheur liée à la salissure de nos toutes nouvelles chaussures blanches, baisse de bonheur très rapidement réduites à néant une fois ces chaussures maintes fois portées. Dans notre paradigme, nous dirons que pour la grande majorité des cas :

a0(T+x) > a0(T), x > 0

a1(T+x) < a1(T), x > 0

Une exception essentielle à mentionner est connue de tous comme l’effet “Madeleine de Proust”. Au moment de manger sa madeleine, le narrateur est plongé dans un passé “lointain”, la nostalgie duquel l’emplit d’une certaine forme de bonheur. Dans ce cas, nous comprenons donc que des circonstances présentes peuvent grandement influer sur la valeur de nos variables a0, a1, b0, … à des moments particuliers.

a0(Tmadeleine – x) = 0 ; a0(Tmadeleine) >> 0 ; a0(Tmadeleine + x) –> 0

Valeur de la variable a0(t) avant, pendant et après la consommation de la madeleine. Clairement, le passé chez la grande tante du narrateur n’avait qu’un impact limité sur le bonheur présent, jusqu’à ce que la madeleine fasse resurgir, temporairement, ce souvenir heureux. L’impact de ce souvenir sur le bonheur présent décroit ensuite peu à peu, pour revenir à sa valeur d’avant.

Maintenant que nous avons une meilleure compréhension de la construction sous-jacente de nos 3 sous-fonctions A, B, C, essayons d’éclairer leurs valeurs relatives.

Nostalgie, Carpe diem & Impatience

Évidemment, les valeurs relatives A/B, B/C, C/A dépendent fortement du temps, comme bien illustré par l’exemple de la madeleine développé plus haut. Mais il est malgré tout intéressant de jeter un oeil sur la moyenne (quelle qu’en soit la définition précise) de ces ratios. Imaginons en effet que nous puissions montrer que A contribue, en moyenne, beaucoup plus à la valeur de H que B et C. Il serait alors raisonnable de se concentrer sur la “création de souvenirs” et la “résurrection de souvenirs” (un lunch-derrick chez les grands-parents, anyone ?).

Mais cette question est impossible à trancher globalement. Elle rappelle simplement qu’il est important pour un chacun de s’écouter, et d’essayer de comprendre ses propres ratios et leur dynamique. Il n’est pas rare de voir A prendre plus d’ampleur au début du Printemps ou à l’approche de Noël, par exemple.

Noël, d’ailleurs, est également un bon exemple de l’importance que C peut prendre dans la valeur de H. Le succès retentissant des calendriers de l’avent (de tout et n’importe quoi d’ailleurs, ça part un peu en vrille) le montre bien; le plaisir est rarement très élevé au moment de l’ouverture de la case, mais réside plus souvent dans la perspective de toutes ces cases à ouvrir, en d’autres termes, de Noël qui approche. L’enfant trépigne d’impatience à l’approche de Noël; évidemment, le plaisir enfantin de Noël serait bien plus court et moins intense si nous retirions C de son équation, ne connaissant jamais la date à l’avance. Une sorte de “ha, finalement, il est passé cette nuit, va ouvrir tes cadeaux”.

Le mercato du bonheur

Avant de conclure, il faut s’attaquer à notre dernière difficulté. Celle des “transferts” entre de B à A et de C à B.

Commençons par ce qui parait le plus simple : le transfert de B à A. En d’autres termes, la création de souvenirs. Dans l’énorme majorité des cas, pour ne pas dire l’entièreté, le transfert entre B et A se fait sans erreur majeure d’encodage, dans une transcription relativement juste de la réalité de B à la réalité de A. D’excellentes vacances se transforment en souvenir heureux. Un accident de voiture en traumatisme.

Mais cet encodage, fiable lors du passage de B à A, se modifie au cours du temps. Avec le temps qui passe (et nos nombreux biais cognitifs), les souvenirs peuvent changer, filtrer des éléments, jusqu’à disparaitre à jamais. Ou momentanément. Car ils peuvent toujours resurgir, grâce à des signaux extérieurs (une odeur, un goût, une chanson, un lieu). Apprenons à fixer nos souvenirs heureux. À les écrire. Pour les refaire resurgir quand on en a besoin.

Le transfert de C à B est beaucoup moins fiable. Sans rentrer dans le génial débat “Eternalisme vs Présentisme”, ce qui n’a pas encore eu lieu peut facilement changer. À commencer par le nous futur, ses intérêts, sa fonction B en quelque sorte. Cela rend les choix de vie délicats, particulièrement vu l’importance, mentionnée plus haut, de ceux qui permettent de maximiser l’intégrale de H sur une grande période de temps.

Nous en reparlerons ailleurs, mais il suffit d’imaginer les diktats sociétaux d’une bonne carrière pour se rendre compte qu’il nous est dit de “parier” sur un type particulier de boulot pour notre carrière. Qu’il nous est dit de garder un boulot chiant mais bien payé, pour pouvoir faire de chouettes vacances et avoir une bonne pension. En gros, de sacrifier du B présent (et donc du A futur) pour du B futur, en considérant que le C présent se transformera en B futur aussi plaisant, voire plus, que celui que nous sommes capables d’imaginer aujourd’hui. Beau bordel.

Jusqu’à quel point est-ce malin de “sacrifier” B sur une aussi longue période, sans savoir si, dans notre cas précis, les C des vacances et de la pension, se transformeront en des B qui valent le sacrifice ? Évidemment, certains de ses sacrifices sont importants. Il semble simplement essentiel d’être conscient des erreurs possibles d’encodage de C à B, afin de faire les choix les plus informés possibles.

Mais les grands choix de vie, impactant une longue période de vie, ne sont pas les seuls susceptibles d’être liés à un “faux-transfert” de C à B. Il est fréquent, par exemple, d’avoir des attentes élevées pour un moment futur, cette attente pouvant être accompagnée d’un C élevé (e.g. Noël) ou non (garder un bon vin pour une occasion spéciale). Dans ce dernier cas, le bonheur sur la période précédant l’instant (via C) n’étant pas particulièrement élevé, il n’est pas rare d’avoir une future valeur de B moins élevée que celle qu’on aurait cru, voire que celle qu’on aurait pu avoir en n’attendant pas (en ouvrant la bouteille à la prochaine soirée, par exemple). Cette attente, parfois déraisonnable, peut donc négativement impacter notre objectif de maximisation de H.

Finalement, il est donc important de conscientiser le mécanisme de ces transferts quand des choix doivent être faits. Afin non seulement d’éviter des attentes irraisonnées, mais de ne pas non plus donner une valeur biaisée au présent (à tout instant présent, il est tentant d’être satisfait de sacrifices précédents, mais furent-ils intelligents pour autant ?).

Juste un paradigme

Cette réflexion n’aboutit nulle part ailleurs que dans la simple définition d’un formalisme qui doit (peut ?) permettre une meilleure conscience de son bonheur, et des choix qui influe son évolution.

Nous retiendrons donc qu’il semble opportun de s’y familiariser et de l’adopter, précisément dans le but d’en faire siennes ses idées. De comprendre et connaitre ses propres fonctions H, A, B et C. D’accepter et d’écouter leur dynamique.

De là, nous identifierons plus facilement les sacrifices intelligents, pour une maximisation raisonnée de sa fonction H. Nous donnerons alors sa juste valeur au présent, et comprendrons l’importance de la création de souvenirs heureux. Parce que, nous l’avons vu, le passé n’est pas que le passé.

Jongler avec H(T), B(T), B(T+x), A(T), C(T), … Voilà donc une définition poétique du bonheur.

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